La constitution de l’Étoile club musulman constantinois et le profil de ses dirigeants
Si La Dépêche de Constantine a attendu le 30 mars 1916 pour signaler l’existence de cette nouvelle société sportive musulmane, les quelques informations qui accompagnaient cette annonce étaient-elles d’importance, dans le sens où elles indiquaient le sérieux de la chose au regard simplement du nom de son président :
Au cours de leur dernière réunion, les membres de l’ECM ont désigné, à l’unanimité, comme président de leur société, M. le docteur Moussa qui a bien voulu accepter ses fonctions. L’ECM remercie le docteur Moussa de l’intérêt qu’il veut bien porter à ses jeunes coreligionnaires.[115]
Le style par lequel le rédacteur[116] du communiqué rendait hommage à l’élu, renseigne à lui tout seul sur la dimension du personnage et son statut au sein de la communauté musulmane de la ville. Pour les autorités coloniales, ce choix ne pouvait qu’être approuvé. Avec le Dr Morsly, il « militait » déjà au Cercle franco-musulman où l’on ne cachait nullement ses préférences politiques par rapport à la question de la naturalisation et servait de pendant au Cercle Salah Bey à travers lequel Ben Mouhoub, Bensouiki Mahmoud (Mustapha), Benbadis Mohamed et Bela’bed, s’ils ne s’opposaient pas à l’assimilation en elle-même, restaient cependant attachés au statut musulman[117]. Mais les frontières politiques, si tant ils y en aient eu, n’étaient aussi étanches que l’on pourrait le penser.
À partir de ce communiqué, et jusqu’à la fin de la guerre, La Dépêche de Constantine allait couvrir sans discontinuité les différentes initiatives de cette société, ce qui assure une masse d’informations non négligeables pour le chercheur.
Si le lieu de réunion privilégié demeurait la Bourse du travail[118], c’est en partie dû, nous semble-t-il, au fait que le secrétaire de cette institution - Monsieur Galéa - était également membre du nouveau Comité régional des sports, très ouvert au « sport musulman ». D’autre part, et ceci est une indication supplémentaire du sérieux du projet sportif de cette association, il était question de l’aménagement prochain d’un local « en vue de la culture physique pour les jeunes gens musulmans et français 121]
Présidents d’honneur : M. le Général De Bonneval (commandant la division),
M.-P. Bordes (préfet) ; M. Arripe (secrétaire général de la préfecture) ;
M. Morinaud (maire de Constantine) ; M. Narboni (conseiller municipal) ; M. Benbadis Mouloud (avocat) ; M. Lefgoun (délégué financier).
Président actif : Docteur Moussa.
Vice-président : Benlabied Mohamed Larbi (son nom est souvent transcrit Labiod Larbi).
Directeur sportif : Negro Lakhdar.
Secrétaires : Kadi Ali et Benela’ouati (secrétaire de l’avoué Gastu, 8 rue Rohault de Fleury [Abane Ramdane actuellement]).
Trésorier : Bencheriet (mobilisé en novembre 1917, il sera remplacé par Naceri Hassen).
Contrôleur : Chaabane Mouloud (délégué du club auprès du Comité régional des sports de Constantine).
Garde matériel : Benkara.
Assesseurs : Laigros, Derradji.
Cette liste appelle quelques observations. En premier lieu, ce comité en comparaison avec ceux des autres sociétés musulmanes qui l’ont précédé comme le Progrès musulman, l’Essor islamique ou l’Ikbal Émancipation, est constitué d’individualités à l’épaisseur sociopolitique et culturelle autrement plus importante. Ce qui explique peut-être cette « bienveillance » de l’autorité politique, même si, semble-t-il, ce ne fut là que la contrepartie politique du prix du sang des soldats musulmans qui se battaient au front et témoignaient ainsi d’un « loyalisme » envers le pouvoir français[122]. En second lieu, il faut s’arrêter à quelques acteurs qui, de par leur trajectoire, disent toute la difficulté du sport algérien à se libérer du politique. Quelques exemples :
1) Le préfet Pierre Bordes : au début du mois d’août 1917, le comité exprima ses remerciements à « M. Bordes, préfet de Constantine, d’avoir bien voulu accepter la présidence d’honneur et le prie de croire que les jeunes sportsmen, tant français qu’arabes, de l’Étoile Club Musulman, s’efforcent d’être dignes de ce haut patronage.[123] » Ironie de l’histoire, ce grand commis de l’état français, né le 18 décembre 1870 à Oléron-Sainte-Marie dans les Basses Pyrénées, ne tardera pas, une fois gouverneur d’Algérie - décembre 1927 -, à prendre une loi en 1928, qui portera son nom - la loi Bordes -, interdisant la pratique sportive autonome pour les musulmans et les sommant de constituer des sociétés sportives mixtes en collaboration avec des citoyens français.
2) Louis Arripe : secrétaire à la préfecture de Constantine et chargé aux affaires indigènes, très présent déjà en 1908 au moment de la fondation du Cercle Salah Bey, est le représentant officiel de l’autorité coloniale chargé de veiller au respect des lois de la République et de « prévenir » tout signe de dissidence et de remise en question de l’ordre établi. Ses amitiés arabes certaines ne changent rien à sa fonction essentielle.
3) Belabied Mohamed Larbi : c’était le prototype du pionnier de l’associationnisme musulman en Algérie. En mars 1909, il représenta avec Benla’bed et Benelmoffok le syndicat et coopératives des cordonniers indigènes à la réunion des délégués mutualistes de Constantine devant participer au congrès d’Oran[124]. Fort de cette expérience, il rejoignit le 28 janvier 1917, au moment de sa constitution, à la mairie, une association dénommée Société de secours mutuels pour les musulmans de Constantine et dont il fut la cheville ouvrière[125]. Son siège social rue Rouaud (actuellement Hadj Aïssa Brahim), servira également comme lieu de réunion pour l’ECM[126]. C’est un des aspects de l’associationnisme de l’époque. Expérience toute nouvelle pour les jeunes musulmans, elle suscitait peu de candidatures[127], ce qui obligeait les quelques bénévoles à se dévouer pour plusieurs causes à la fois[128] sans être sûr des résultats de l’action menée. Mouloud Benbadis en fait l’amer constat lors de l’assemblée générale de ladite Société de secours tenue à la médersa de Constantine en février 1918 : « Sur une population de 40 000 indigènes, notre œuvre compte à peine une centaine d’adhérents. » [129] À moins que le peu d’enthousiasme soit lié au profil politique des principaux animateurs de cette œuvre dont son président, Hadj Saïd si Mokhtar s’était déjà opposé à quelques représentants du Cercle Salah Bey en 1914 à propos de la question de la naturalisation[130].
4) Kadi Ali : déjà en 1914, il était membre de la Jeunesse du Vieux Rocher, société de rapprochement entre les jeunes de l’ensemble des communautés de la ville et présidée par L.-B. Blanc.
5) M. Derradji : négociant de son état. Président fondateur de la Jeunesse sportive musulmane[131]. Un des premiers artisans de la fondation du Club sportif constantinois en 1926 dont il sera le vice-président en 1927.
Enfin, pour la première fois dans l’histoire du sport de l’Algérie coloniale, quelques sportsmen musulmans participaient à l’embryon de pouvoir sportif local et régional qui se mettait en place. Ainsi Chaabane Mouloud de l’ECMC occupa le poste stratégique de secrétaire général du Comité régional des sports du département de Constantine en octobre 1916[132]. Et ce n’est pas un cas isolé. Dans celui d’Alger siégeait en tant que trésorier, Chetouti membre du Red Star d’Alger[133].
Ces incursions allaient au-delà de l’apprentissage de la gestion administrative de sociétés sportives et touchaient au difficile domaine technique de l’arbitrage. C’est le Sporting club de Souk-Ahras (SCSA) qui innova à ce niveau[134]. Cette ouverture du club de Souk-Ahras à l’élément musulman[135] n’était pas étrangère à la personnalité du président du SCSA, Colombani - commandant d’armée. Ce féru de sports ne nous est pas inconnu puisque, du temps où il était lieutenant de la compagnie des sapeurs-pompiers en 1898 à Jemmapes (Azzaba), il fonda une Société de gymnastique, d’escrime et de tir, avec comme secrétaire un musulman Amar[136]. Est-ce à dire que la proximité particulière de la vie militaire estompe les barrières ethniques et religieuses au nom de la fraternité des armes ? Il semble que chaque fois que des « libéraux » - militaires ou civils - avaient l’initiative politique, les musulmans - aussi minoritaires soient-ils - étaient associés à l’entreprise, mais dans un rapport politique de sujets et non de citoyens libres. Un rapport qui passe par le bon vouloir, souvent teinté de paternalisme, de quelques représentants politiques et non par le droit. À Constantine, Arripe était représentatif de ce type de personnages.
Tous ces développements pour dire qu’en cette période marquée par les violences de la guerre, quelques sportsmen musulmans vont accéder à la lisibilité et à la visibilité sociale.
Source : Djamel Boulebier, « Constantine, sportsmen musulmans et nouvelles figures sociales de l’émancipation à la veille de la Première Guerre mondiale », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007.